MISHIMA Y.

MISHIMA Y.
MISHIMA Y.

Brillant mondain et travailleur solitaire acharné, opportuniste et totalement anachronique, imbibé de valeurs occidentales et prônant les vertus japonaises les plus traditionnelles, épris des mots et cultivant ses muscles, hanté par la mort et amoureux de la vie, Mishima est un personnage multiple, paradoxal, dont l’œuvre, la vie, la mort peuvent irriter ou fasciner, mais laissent rarement indifférent. Refusant le statut d’intellectuel, il a tenté de mener sa quête sur tous les plans à la fois, le roman, le théâtre, le sport, l’action. L’unité souhaitée n’a cessé de se dérober devant lui, et l’impossible combat avec ses propres contradictions l’a conduit à construire sciemment sa mort.

Le désir et l’obstacle

Confession d’un masque , écrit en 1949 par un jeune homme de vingt-quatre ans, révéla brusquement au public le génie précoce de l’écrivain. Cette pseudo-autobiographie, d’une perspicacité à la fois impitoyable et poétique, est peut-être le chef-d’œuvre de Mishima mais à coup sûr la clé qui ouvre l’ensemble de son œuvre. Les images traumatisantes de ses premières années, le vidangeur, les princes assassinés et saint Sébastien supplicié, semblent avoir fixé indélébilement les attributs du corps désiré: celui d’un bel adolescent voué à une mort tragique. Érotisme et mort, jeunesse et beauté fusionnent dès l’aube de sa vie. Et l’imaginaire sévit d’autant plus violemment que l’enfant, séquestré quarante-neuf jours après sa naissance jusqu’à l’âge de onze ans par une grand-mère malade, un peu hystérique et nostalgique de la classe des samouraï dont elle était issue, vit confiné dans une chambre sombre, silencieuse, qui exclut le monde extérieur, ou du moins le transforme en mirage inaccessible. Très vite, au Collège des Pairs où il fera toute sa scolarité, Mishima se découvre différent de ses camarades et cerne peu à peu l’origine de cette différence: ses tendances homosexuelles. C’est l’impasse car ces désirs que condamne le code social lui apparaissent comme un monstrueux péché et, de plus, ils ne peuvent se satisfaire puisque son narcissisme lui impose d’être aussi désirable que le partenaire; or il n’est qu’un petit intellectuel malingre et maladif. En ces années de sursis avant le grand cataclysme final qu’attend le peuple japonais, il se forge, au prix d’une épuisante tension de la volonté, un masque de normalité, et s’adonne dans la solitude au «théâtre du meurtre», mise en scène fantasmatique de beaux corps torturés et mourants. Le retour de la paix le laisse hébété et exclu du présent.

Ce que ne dit pas cette autobiographie obsédée par le problème sexuel, c’est que, dès l’âge de quinze ans, Mishima, de son vrai nom Hiraoka Kimitake, était un écrivain. En 1941, à seize ans, il publie dans une revue littéraire son roman Le Bois du plein de la fleur , que ses tendances passéistes, le culte de la beauté et de la mort apparentent à l’école romantique, agréée par le pouvoir militariste. Le pseudonyme Mishima Yukio date de cette époque. Mishima lit également beaucoup, bien plus que ses condisciples davantage intéressés que lui par l’actualité politique; ses goûts le portent vers la littérature classique japonaise mais aussi vers Tanizaki, O. Wilde, Cocteau, Radiguet dont le génie précoce et la mort à vingt ans le fascinent. En octobre 1944, premier incontesté de sa classe, il quitte le Collège des Pairs et reçoit des mains de l’empereur une montre en argent. Se soumettant à la volonté de son père, fonctionnaire de l’État et violemment hostile à une carrière littéraire pour son fils (la mère, elle, restera toujours son alliée et sa conseillère), il s’inscrit au département de droit allemand de l’université impériale de T 拏ky 拏. Lorsqu’en février 1945 arrive la feuille de route, il est, après examen médical, jugé inapte au service militaire. Or le médecin s’est trompé, confondant les symptômes du rhume et ceux de la tuberculose. Cet épisode explique peut-être en partie l’image romantique que Mishima se fera plus tard du champ de bataille: il ne l’a pas connu.

L’immédiat après-guerre, consacrant le retour sur la scène littéraire des intellectuels de gauche, risque de ruiner sa carrière naissante. Mais Kawabata, à qui il se présente en janvier 1946, accepte de l’introduire dans les nouveaux cercles littéraires et préface sa nouvelle La Cigarette . Il quitte l’université à l’automne de 1947 et entre au ministère des Finances, d’où il démissionne après un an car, désormais, ses nombreuses nouvelles sont publiées dans diverses revues, et il se consacre à Confession d’un masque .

L’horizon de la tragédie

En 1950 paraît Une soif d’amour , court roman où passion, violence et poésie s’allient admirablement. L’influence de Mauriac y est évidente. En 1951, il publie Couleurs interdites , dont le protagoniste, beau jeune homme-objet, se mire dans le désir qu’il inspire à ses partenaires jeunes ou vieux, hommes ou femmes, au gré des lieux de plaisir du T 拏ky 拏 de l’après-guerre.

Le jour de Noël 1951, Mishima s’embarque à Yokohama pour son premier tour du monde: New York, Rio de Janeiro, Paris, la Grèce. Celle-ci surtout le comble de joie; il s’y était préparé par la lecture assidue, sur les traces de Radiguet, des classiques français et des tragiques grecs. Reniant sa prédilection pour la nuit et la mort, il découvre sa vocation solaire et classique, et puise, dans l’équilibre entre l’esprit et le corps dont témoigne la Grèce ancienne, la volonté de rendre son propre corps sain et vigoureux.

De retour au Japon, il écrit en 1953 Le Tumulte des flots , inspiré par Daphnis et Chloé . Cette idylle amoureuse, si étrangère dans sa sensualité délicate et heureuse aux obsessions de Mishima, connut un grand succès. Et les essais critiques qu’il écrit vers la même époque postulent pour le roman une construction dérivée de la tragédie classique: structure vigoureuse, enchaînement logique des péripéties, accélération du rythme vers la catastrophe finale. Ces critères tout à fait occidentaux ne seront jamais reniés par Mishima et expliquent peut-être la facile réception de son œuvre en Occident.

Parallèlement à sa production romanesque, Mishima écrit pour le théâtre car le séduisent tant les règles strictes de l’écriture théâtrale que l’incarnation des personnages, offerts au regard du public. Cinq N 拏s modernes , écrits de 1950 à 1955, donnent un regain de vie au n 拏 tombé en désuétude, et renouvellent les résonances de la fable antique, parfaitement identifiable par sa transposition dans des milieux sociaux ultramodernes. Jusqu’en 1968, Mishima écrira en alternance romans et pièces de théâtre.

Le Pavillon d’or , publié en 1956, connut un immense succès au Japon, puis à l’étranger. Ce roman, inspiré par un fait divers récent, reconstitue les mobiles qui ont poussé un jeune novice à incendier le temple du Pavillon d’or, à Ky 拏to. La somptueuse virtuosité de l’analyse psychologique, qui épouse les méandres de la relation passionnelle entre le novice et le temple, objet de beauté, et l’inéluctable transformation de l’amour en haine, l’extraordinaire aptitude de Mishima à percevoir et à traduire en mots les avatars de la contemplation donnent à ce livre, très influencé par T. Mann, une dimension philosophique que n’avait pas jusqu’alors l’œuvre de Mishima.

Pour se conformer aux usages japonais et rassurer sa mère qui se croyait atteinte d’un cancer, Mishima épouse, en juin 1958, Sugiyama Y 拏ko dont il aura deux enfants. Les années qui suivent témoignent d’une activité frénétique, quoique rigoureusement planifiée, dont les manifestations déroutent ou irritent le public. Car le sentiment d’exclusion vécu depuis l’enfance semble se muer peu à peu en un désir contradictoire de défier la société et d’être à tout prix reconnu par elle. Après l’échec, en 1959, de La Maison de Ky 拏ko , long roman dans lequel il avait projeté toute sa vision du monde répartie sur quatre personnages, Mishima doit affronter le procès en diffamation suscité par la publication, en 1960, de Après le banquet , roman très agréable à lire mais qui cernait de trop près la vie privée d’un politicien connu. Parallèlement, il commence une carrière au cinéma et sur la scène du kabuki, poursuit farouchement la reconstruction de son corps par l’entraînement au kendo et à la boxe, et, dans la logique de son narcissisme, pose pour des photos un peu osées («Torturé par les Roses», «Saint Sébastien supplicié»). Le Marin rejeté par la mer , publié en 1963, est un court roman admirablement conduit, mais d’un nihilisme et d’une cruauté assez intolérables. En 1965, la pièce Madame de Sade témoigne d’une prodigieuse assimilation tant de la langue de Racine que de la structure d’une pièce classique occidentale. Mais ces deux œuvres prouvent un éclatant retour, étayé par Sade et Bataille, aux pulsions de mort.

Mise en scène du meurtre

À partir des années soixante, Mishima semble peu à peu rallier l’idéologie de l’extrême droite, même s’il poursuit, en fait, ses fantasmes personnels. Patriotisme (1960), nouvelle d’une grande beauté, met en scène un officier ayant participé au coup d’État nationaliste manqué du 26 février 1936. La Voix des héros morts (1966) reproche à l’empereur, par la bouche des kamikazes morts pendant la guerre du Pacifique, d’avoir renoncé à son origine divine, ciment du peuple japonais. À la fin de 1966, Mishima postule pour un stage d’entraînement au Jieitai (Forces d’autodéfense), et il fonde en 1968 la Société du bouclier (Tatenokai), groupe paramilitaire composé d’une centaine d’étudiants anticommunistes et voués au culte de l’empereur.

De 1965 au matin de sa mort, Mishima travaille à la rédaction de sa tétralogie, La Mer de la fertilité . Cette œuvre peut parfois rebuter par sa longueur et l’abondance de développements quelque peu dogmatiques consacrés au bouddhisme. C’est pourtant dans sa totalité que se révèlent sa puissance et la beauté de son architecture. Si, du point de vue strictement philosophique, le thème de la réincarnation peut ne pas convaincre, il confère à l’œuvre une unité dramatique et poétique. Sous les yeux de Honda, l’ami dévoué du protagoniste mort à vingt ans, se succèdent ses réincarnations vouées elles aussi à mourir à vingt ans, sauf le dernier, une «imposture». La symétrie du premier et du dernier finale est majestueuse: c’est à chaque fois, à soixante ans d’intervalle, la rude ascension, par un personnage agonisant, du chemin qui conduit au monastère de Gesshu et, à l’arrivée, le «non» qui balaie les vicissitudes de la passion et dévoile le vide. Jouant à la fois sur la permanence et la métamorphose, la tétralogie est sillonnée de leitmotive: le soleil levant et le vide du ciel bleu, la cascade claire et la mer profonde, le bateau qui lève l’ancre et l’au-delà de l’horizon, l’instant où fusionnent passion et extase, le regard contemplateur ou voyeur, etc. Mais elle sait aussi restituer admirablement la corruption grandissante de la société japonaise, le vieillissement des êtres et le lent mais implacable détachement du monde.

Le matin du 25 novembre 1970, Mishima se rend au quartier général des Forces d’autodéfense, accompagné par quatre membres du Tatenokai. Après avoir ligoté à son bureau le général-commandant, il tente vainement de s’adresser depuis le balcon aux troupes qu’il a fait rassembler: son but est de galvaniser leurs sentiments nationalistes contre la décadence du Japon actuel. Condamné au silence autant par les quolibets que par l’arrivée des hélicoptères, il procède alors au seppuku rituel, puis est décapité par son second Morita, lequel est à son tour décapité par un de ses camarades.

Cet événement choqua profondément car la pratique du seppuku avait disparu depuis l’immédiat après-guerre. Pourtant, tous les chemins de l’essai Le Soleil et l’acier , écrit entre 1966 et 1968, aboutissaient à la mort violente: l’insupportable dualité entre les mots et les muscles, l’inaccessible objectivité du langage, l’impossibilité de voir le cœur des choses et d’exister simultanément, une pratique de l’exercice physique qui n’était plus orientée vers la santé et la vie, mais vers les lisières de la mort. Le seppuku lui-même avait été dûment répété, et dans le film Patriotisme , où Mishima incarnait l’officier qui s’éventre, et sur la scène du kabuki, et dans les personnages de Chevaux échappés . Enfin, la lecture assidue du Hagakure , traité d’éthique samouraï du début du XVIIIe siècle, n’avait cessé de familiariser Mishima avec cette échéance. Sa mère, sans doute sa meilleure confidente, prononça, dit-on, cette phrase après sa mort: «Enfin, il a fait ce qu’il voulait.»

Encyclopédie Universelle. 2012.

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